Friday, April 19, 2013



Texte de l'exposé du Président Cornelio Sommaruga le 6 mars 2013 au Cercle de la Terrasse

"Le désarmement humanitaire : utopie ou réalité ?"

Cercle des Amitiés internationales, Genève, le 6 mars 2013 

Conférence de Cornelio Sommaruga,  Président honoraire du Centre international de Genève pour le déminage humanitaire, CIDH

Pourquoi cet ancien Président du CICR vient-il nous parler de désarmément ? Attention : l’adjectif qui suit est très important. Le fait que nous parlions ce soir de désarmément humanitaire, me permet en effet de vous dire qu’il ne s’agit nullement d’une utopie, mais d’une réalité qui a été réalisée sous mon impulsion, avec d’autres, ces dernières années dans le domaine du combat contre les mines et par la suite contre les sous-munitions.


Gustave Moynier, qui fut Président du CICR pendant plus de quarante ans, succédant au Général Dufour en 1864, avait dit aux participants à la Conférence d’experts de Genève de 1863 qui préparait la première Convention :  je suis persuadé qu’en organisant des secours pour les blessés, en adressant aux populations des appels chaleureux en leur faveur, en excitant la pitié par la relation de leur misères et en mettant à nu pour les besoins de notre cause le lamentable spectacle d’un champ de bataille, en dévoilant les terribles réalités de la guerre et en proclamant au nom de la charité, ce que la politique a trop souvent intérêt à tenir caché, nous ferons plus pour le désarmement des peuples que ceux qui ont recours aux arguments économiques ou aux déclamations d’un sentimentalisme stérile ». Dans un discours humanitaire mon auguste prédécesseur parlait déjà à la mi XIX siècle de désarmement.


Dans les relations internationales, l’on a parfois l’impression que l’histoire ne retienne pas les erreurs du passé et que celles-ci, presque irrémédiablement, se reproduisent. Il est vrai qu’il en est souvent ainsi, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit de l’usage de la force. L’histoire récente nous démontre toutefois que l’on retient également les succès. Lorsque la Campagne internationale d’interdiction des mines antipersonnel a débuté, à l’aube des années quatre-vingt dix, ses principaux protagonistes – dont moi même -  ont pu passer pour de doux rêveurs ou  même des utopistes. Ils ont, bien entendu, su donner raison à Lamartine, pour qui les utopies ne sont que des vérités prématurées. En 1997, une Convention (de Ottawa) interdisant totalement les mines antipersonnel avait vu le jour. L’histoire se répète, dix ans plus tard, avec l’adoption de la Convention (de Oslo) sur les armes à sous-munitions. 

Ces deux Conventions cristallisent les dimensions inhérentes à l’évolution du droit international humanitaire que sont les limites aux moyens et méthodes de guerre d’une part, la protection des victimes d’autre part. La Déclaration de Saint-Pétersbourg datant de 1868 constitue le premier accord formel visant à interdire l'utilisation de certaines armes. La Russie proposait en effet de prohiber l’usage de projectiles explosifs en vertu d’un principe désormais cardinal du droit international humanitaire : le recours à des méthodes et moyens de guerre qui causent des maux superflus ou des souffrances inutiles doit être interdit. Depuis lors les limites aux moyens et méthodes de guerre ont été considérablement développés, notamment avec les règles coutumières qui sont en partie devenues un régime juridique relatif aux mines. Relevons que ce ne sont pas seulement les moyens et méthodes de guerre qui ont connu une évolution normative, mais également les règles visant la protection des victimes de la guerre, tant durant qu’après un conflit. Les Conventions de Genève dans leur version moderne de 1949 visent en effet à protéger les personnes qui ne participent pas ou plus aux hostilités. Ces règles sont en effet codifiées à travers quatre Conventions, dont une, la quatrième Convention de Genève, porte exclusivement sur la protection des personnes civiles en temps de guerre. Il faudra attendre 1977 et l’adoption des Protocoles additionnels, pour voir les deux dimensions fondamentales du droit international humanitaire que sont les limites aux moyens et méthodes de guerre d’une part, la protection des victimes d’autre part, se rejoindre. Je voudrais ici aussi rappeler l’importance de l’art. 35, al. 2 du Protocole I qui interdit explicitement l’emploi de moyens ou méthodes de guerre de nature à causer  des maux superflus. Parallèlement le droit coutumier s’est également enrichi et précisé en l’espace de plus d’un siècle, venant ainsi compléter la protection fournie par les traités. Le droit international humanitaire coutumier est universellement applicable et étayé par une pratique répandue des États. À la demande de la communauté internationale, le CICR, épaulé par des juristes de tous les continents, a entrepris une vaste étude afin d’identifier le droit international humanitaire coutumier. Avant la publication de cette étude en 2005, les règles étaient orales. Le travail entrepris par le CICR a permis d’identifier le noyau commun du droit international humanitaire juridiquement contraignant pour toutes les parties à tous les conflits armés.


Ce rappel de nature historique vient souligner la constante préoccupation humanitaire derrière le développement du droit des conflits armés. C’est ce même souci de protéger la population des effets de la guerre qui est à l’origine de l’adoption de la Convention d’interdiction des mines antipersonnel puis de celle relative aux armes à sous-munitions. Le préambule de la première indique en effet que les Etats parties sont déterminés à faire cesser les souffrances et les pertes en vie humaine causées par les mines antipersonnel. Plus loin, c’est de l’assistance aux victimes dont il est fait mention. Sur ce dernier point, la Convention d’Ottawa constituait indéniablement une nouveauté parmi les traités de désarmement précédemment conclus. L’article 6 paragraphe 3 dispose en effet que chaque Etat partie qui est en mesure de le faire fournira une assistance pour les soins aux victimes des mines. Une disposition de nature similaire et plus détaillée encore figure dans la Convention sur les sous-munitions. Ces textes constituent donc des traités de désarmement conclus avant tout pour des motifs humanitaires. 


Il s’agit ainsi de Conventions de désarmement humanitaire !


Finalement, tout désarmement est humanitaire, c’est vrai. Cependant, ce qui caractérise les Conventions qui nous intéressent réside précisément dans les motivations qui en sont à l’origine et que j’ai exposées à l’instant. La protection des individus est au cœur des développements récents dans le domaine du désarmement humanitaire tandis que la protection des intérêts nationaux stratégiques et de la stabilité internationale dominent les évolutions normatives liées aux armes non conventionnelles, nucléaires en particulier. En outre, et contrairement à ces dernières, les mines et les sous-munitions ne sont pas considérées comme étant fondamentalement nécessaires pour assurer l’intégrité d’un Etat. Ces Conventions de désarmement humanitaire sont symptomatiques du changement de paradigme dans les relations internationales intervenu à la fin de la guerre froide qui voit la sécurité des individus prendre de l’importance sur la plus traditionnelle sécurité des Etats. Ce changement se reflète conceptuellement dans l’apparition du terme « sécurité humaine » dont la définition se décline au pluriel : sécurité contre la violence pour les uns, accès aux besoins essentiels pour les autres, promotion du développement dans tous les cas.


L’entrée en vigueur de de la Convention relative aux droits des personnes handicapées représente également une avancée significative pour les droits des victimes. Ce texte réaffirme que toutes les personnes qui souffrent d’une quelconque infirmité doivent bénéficier de tous les droits et libertés fondamentaux.


Notons qu’ il est devenu de plus en plus important d’aligner une stratégie d’action contre les mines avec les priorités plus larges de reconstruction et de développement du pays concerné. Lorsque le droit international humanitaire s’attache à des types d’armement qui continuent à déployer leurs effets après un conflit, nous sommes face à un jus in bello – droit dans la guerre – qui étend ses bornes temporelles traditionnelles. Un droit qui déploie ses effets durant mais aussi et surtout après un conflit, un droit qui peut protéger les civils mais aussi promouvoir le développement des pays affectés. Dans de nombreux pays, les mines et les restes explosifs de guerre ne sont pas seulement un problème humanitaire. Leur présence freine en effet aussi les efforts de relèvement et de développement, pensez aussi à l’agriculture. 


Un défi majeur réside aujourd’hui dans le comportement de certains groupes armés qui n’hésitent pas à recourir aux mines antipersonnel et autres engins explosifs. A cet égard je voudrais saluer le travail remarquable de l’Appel de Genève, une ONG qui propose un mécanisme novateur : permettre aux groupes armés d’exprimer leur acceptation des normes inscrites dans la Convention, à travers la signature d’un accord d’engagement – sous l’observation attentive du Chancelier, respectivement Chancelière,  de la République et Canton de Genève- : le Deed of Commitment. En signant ce document, les acteurs non étatiques s’engagent notamment – comme les Parties contractantes à la Convention - à renoncer totalement à employer, produire, acquérir, transférer et stocker des mines antipersonnel. L’Appel de Genève reçoit aussi le droit de vérification.


Voilà quelques réflexions qui m’amènent à présent à m’arrêter brièvement sur les deux Conventions : celle sur l’interdiction des mines antipersonnel et celle sur les armes à sous-munitions. Ce sont les conséquences de l’usage des mines antipersonnel pour les populations civiles qui m’ont amené en 1994, lorsque j’étais Président du CICR à lancer un appel pour une interdiction totale. Le principe énoncé dans la Déclaration de Saint-Pétersbourg - il y a bientôt 150 ans -  devait s’appliquer aux mines antipersonnel ! Comment pouvait-on encore justifier le recours à ces armes qui  - par nature – non seulement causent des souffrances inutiles durant le conflit, mais aussi et surtout des années après la fin des hostilités. Des armes qui tuent et mutilent sans distinction et dont les victimes sont en majorité des civils  devaient être totalement interdites une fois pour toute ! L’enjeu était de taille ; c’est pourquoi, une année après mon appel, le CICR, pour la première fois de son histoire, lanceait une campagne médiatique internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel.  160 Etats sont aujourd’hui parties à la Convention, ce qui constitue un nombre important pour une Convention internationale. Certes, des grandes puissances demeurent encore à l’écart de ce régime conventionnel. Et pourtant, au-delà de l’adhésion de jure à la Convention par ces dernières, il faut le reconnaître, et s’en réjouir, le recours, par des Etats, aux mines antipersonnel est largement stigmatisé et quasiment inexistant de nos jours. Par ailleurs, parmi les Etats non parties, il y en a de ceux qui ont exprimé une ouverture en direction d’une ratification. 


La destruction des stocks est une disposition importante de la Convention. Depuis son entrée en vigueur ce sont environ 50 millions de mines antipersonel qui ont été détruites et ceci en tenant compte des contraintes écologiques. La bonification du terrain – le déminage proprement dit – reste une démarche prioritaire. Beaucoup de Pays ont terminé cette dépollution dans le délai conventionnel de 10 ans. Certains sont en retard, mais ils restent sous observation et pression des parties contractantes et de l’ISU (Implementation Support Unit) – l’Unité de mise en œuvre – qui a été créé pour la Convention par le Centre international de Déminage humanitaire que j’ai présidé pendant huit ans. C’est dans le contexte de la dépollution du terrain que l’utilisation de chiens et rats bien dressés a été très efficace.


Ceci me permet d’affirmer que Genève est devenue la capitale mondiale de la lutte contre les mines et les sous-munitions : c’est en effet ici, qui ont lieu tous les deux ans les réunions des Parties contractantes et nombre de conférences pluriannuelles  d’experts qui ont pour objectif de rendre plus efficace, plus sur et moins couteux le déminage, à travers des échanges d’informations où pays victimes des mines peuvent rencontrer les pays bailleurs de fonds, car la bonification des mines reste une entreprise chère et dangereuse. 




Outre les mines antipersonnel, il est un autre type d’arme dont l’usage entraîne trop souvent des conséquences dramatiques : les armes à sous- munitions (les cluster arms), que j’ai déjà souvent mentionnées. La nature de ces armes est dans une certaine mesure similaire à celle des mines antipersonnel dès lors qu’elles tuent et mutilent à la fois pendant les hostilités et longtemps après lors d’un contact avec un être vivant ou un véhicule: un grand nombre d’entre elles n’explosent pas sur le moment, mais seulement des années plus tard. L’emploi qui en a été fait dans les conflits armés ces cinquante dernières années a démontré que ces engins à dispersion ne sont ni précis ni fiables et qu’ils continuent de tuer et de mutiler des civils longtemps après la cessation des hostilités, comme c’est notamment le cas au Laos ou au Liban. 


La Convention de Oslo sur les armes à sous- munitions entrée en vigueur le 1er août 2010 vise à mettre fin à l’emploi de ces armes et à faire face à la conséquence de leur utilisation. Elle apporte une solution globale à ce problème en interdisant, comme dans la Convention de Ottawa, l’emploi, la production, le stockage et le transfert de ces armes, et en faisant obligation aux États de dépolluer les zones contaminées, de détruire les stocks existants et de prêter assistance aux victimes et à leurs communautés. A fin 2012, 111 Etats avaient signé ce texte et 77 l’avaient ratifié. Je regrette pour ma part la lenteur du processus de ratification par la Suisse.


Laissez moi à ce stade très brièvement mentionner la Convention sur les armes conventionnels classiques (…qui peuvent être considérées comme produisant des effets traumatiques excessifs…) (CCAC) conclue dans le cadre de l’ONU, qui s’applique à des armes spécifiques, lesquelles font l’objet de plusieurs protocoles (y compris un sur les mines, très en retrait par rapport à la Convention d’Ottawa). Je ne veux pas, manquer de souligner l’existance du Protocole IV, qui interdit les armes à laser aveuglantes, ce qui est un grand succès pour les juristes du CICR, qui ont réussi à s’imposer aux Etats, pour interdire une arme qui était déjà en développement. 


La Convention d’interdiction des mines antipersonnel et la Convention sur les armes à sous-munitions, constituent, avec l’ensemble des règles coutumières du droit international humanitaire, un cadre juridique international global qui doit permettre de contenir et finalement mettre fin aux conséquences dramatiques qui sont liées à l’emploi des mines antipersonnel, des armes à sous-munitions et autres engins explosifs. Ceci appelle une réponse exhaustive tant au niveau national qu’international. Avec les développements récents sur lesquels je me suis arrêté, nous réalisons à quel point la Déclaration de Saint-Pétersbourg et la préoccupation humanitaire qui la sous-tend non seulement demeure au cœur du développement du droit international humanitaire, mais aussi préserve toute son actualité. C’est cette préoccupation humanitaire, le souci de protéger les civils, de renforcer les droits des victimes qui continue à  animer les juristes du CICR -150 qns après sa fondation- et d’autres institutions humanitaires dans leur travail quotidien ! C’est cette préoccupation encore qui doit dominer les discussions dans le cadre des processus multilatéraux! C’est cette préoccupation enfin qui permettra de limiter toujours plus les conséquences tragiques du recours à la force et ceci aussi lorsque les préoccupations vont maintenant vers les nouvelles armes issues de l’évolution exponentielle de la technologie électronique, comme les drones!


Merci, d’avoir eu le courage de m’écouter attentivement dans cet exposé, qui reprend mes propres soucis du temps du CICR et après, pour faire entrer dans la démarche de désarmément les êtres humains, victimes potentielles, ce qui est l’essentiel de l’humanitaire !  

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